Produire en France une agriculture bas carbone, résiliente et rémunératrice ? C’est possible, clame le groupe de réflexion français Shift Project. Présidée par le polytechnicien Jean-Marc Jancovici, l’association développe des études secteur par secteur pour aller vers une société décarbonée.

Le diagnostic est partagé depuis de longues années par de nombreux acteurs agricoles, comme la Confédération paysanne. Mais dans une période où, poussée par le gouvernement et la FNSEA, la vision d’une agriculture productiviste reste toujours aussi prégnante, le rapport du Shift Project relance le débat.

Aujourd’hui, 18 % des émissions de gaz à effet de serre en France sont liées à l’agriculture, dont plus de la moitié issues de l’élevage. En utilisant un outil statistique développé par l’entreprise associative Solagro, qui regroupe depuis quarante ans chercheurs et agriculteurs, le Shift Project a défini trois grands objectifs possibles pour l’agriculture française. L’un qui va vers une plus grande autonomie agricole, l’autre qui contribue à une meilleure indépendance énergétique, le dernier qui contribue, par les exportations, à une meilleure sécurité alimentaire mondiale. Mauvaise nouvelle : « aucun de ces scenarii ne passe la barre du schéma national bas carbone », tranche Laure Le Quéré, ingénieure experte en agriculture au sein du Shift Project. Le groupe a donc travaillé sur un « scénario de conciliation ».

Privilégier le pâturage

Parmi ses leviers : la réduction de la consommation d’énergie, notamment par des travaux intensifs pour améliorer l’isolation des bâtiments agricoles, et décarboner le fonctionnement des machines agricoles. Autre levier : reconfigurer totalement la fertilisation, en multipliant par trois les surfaces de légumineuses, en atteignant les 25 % de surfaces en agriculture biologique, et en électrifiant la production d’engrais chimiques quand celle-ci est encore nécessaire. Parmi les grands chantiers, le Shift Project met aussi l’accent sur une refonte de l’élevage avec moins de bêtes (objectif -25 % d’ici 2050), donc moins de consommation de viande, et la priorité à un système de pâturage. Le tout en multipliant par 8 les surfaces de couvert végétal, et par 10 les surfaces en agroforesterie. « On peut atteindre au moins un stockage de 16 millions de tonne de CO2, plus de deux fois le volume actuel », souligne Laure Le Quéré.

Se protéger de la concurrence

Dans son rapport, le Shift Project souligne combien ce scénario de conciliation n’est pas un chemin facile. « L’agriculture coûterait plus cher que ce qu’elle coûte aujourd’hui, prévient Corentin Biardeau, chef de projet agriculture. Et il faut que la demande suive… » « Pour certains marchés, il faudra aussi se protéger de la concurrence internationale », abonde Céline Corpel, ingénieure agronome, chef du projet agriculture au Shift Project et agricultrice dans les Hauts de France. Des mesures qui nécessiteraient une refonte totale de la politique agricole européenne. « On ne peut pas déployer ce scénario dans le cadre de la PAC [politique agricole commune] actuelle, reconnaît Céline Corpel. Mais la PAC a déjà changé par le passé, donc pourquoi pas ? » Les objectifs assignés à la PAC pour 2023-2027 intègrent bien le changement climatique, la biodiversité et la protection des ressources naturelles. Mais la déclinaison de cette PAC dans le droit français par le nouveau gouvernement, tout comme les moyens alloués au Pacte Vert, fortement revus à la baisse par la nouvelle Commission européenne, laissent planer le doute.

Le Shift Project, écologiste mais polémique

Organisé en « think tank » , le Shift Project cherche à « éclairer et influencer le débat sur la transition énergétique, en France et en Europe ». L’association revendique 25 000 bénévoles en France et dans le monde, coordonné par une équipe salariée d’une dizaine de personnes. Au sein des mouvements engagés pour la transition écologique, le Shift Project fait débat, notamment par la nature de ses principaux financeurs, parmi lesquels on trouve des multinationales comme Bouygues, EDF, Véolia ou la banque BNP, récemment épinglée pour ses investissements dans les énergies fossiles, via Total ou la major américano-saoudienne Saudi Aramco. Les opposants au nucléaire dénoncent pour leur part la position du Shift Project sur l’énergie nucléaire. L’association propose en effet de considérer le nucléaire comme une part d’un mix énergétique bas carbone, plutôt que comme une énergie de transition.